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Les Capitales de l'Empire : Etudes historiques, archéologique et critique

L’Empire du Mali, né au XIIIe siècle après la victoire décisive de Soundjata Keita à Kirina en 1235, constitue l’un des modèles les plus aboutis d’organisation impériale en Afrique de l’Ouest. S’étendant du fleuve Sénégal au Niger, jusqu’aux confins du Sahara, il est resté pendant des siècles un centre névralgique du commerce transsaharien, de l’érudition islamique et de la diplomatie africaine. Si ses contributions civilisationnelles sont bien établies, la question de ses capitales successives reste débattue, oscillant entre la tradition orale, les récits arabes médiévaux et les recherches archéologiques modernes.

I. Kangaba : berceau dynastique et capitale fondatrice

Située dans la région actuelle de Koulikoro, au sud-ouest du Mali, Kangaba s’impose comme le noyau originel du Mandé historique. Elle est considérée par l’ensemble des traditions orales mandingues comme la terre d’origine de la dynastie Keita. C’est là que les ancêtres de Soundjata Keita, notamment les rois Nare Maghann Konaté et Dankaran Toumani, exerçaient un pouvoir sur un ensemble de villages structurés autour de valeurs lignagères, spirituelles et sociales.

Dans ce contexte, le pouvoir n’était pas centralisé mais partagé selon une hiérarchie sociale bien définie, où les horon (nobles de sang) dominaient un système basé sur l'interdépendance des castes. Les nyamakala, détenteurs du savoir ésotérique, artisanal ou musical (comme les griots, forgerons ou tisserands), jouaient un rôle essentiel dans la transmission des connaissances et la cohésion sociale.

La légitimité impériale de Soundjata Keita prend racine à Kangaba, qui apparaît comme la première capitale politique et spirituelle du Mandé. Elle fut également le théâtre du célèbre Kurukan Fuga, grande assemblée fondatrice convoquée en 1236 après la victoire de Kirina. Selon les travaux de Youssouf Tata Cissé et Wa Kamissoko, ce congrès aurait établi une charte de gouvernement — la Charte du Mandé — codifiant des principes de justice, de liberté individuelle, de solidarité entre les communautés et de gestion équitable du pouvoir.

« Kangaba, où fut rédigée la Charte du Mandé, devient à ce titre une capitale morale et politique de l’empire naissant. »
(Cissé & Kamissoko, 1991, p. 45)

En ce sens, Kangaba n’est pas seulement un lieu géographique : elle incarne une capitale idéologique, associée à l’identité originelle de l’empire et à ses fondements éthiques. Même après le déplacement de la capitale impériale vers d'autres villes stratégiques telles que Niani, pour des raisons économiques et militaires (notamment la proximité des mines d’or du Bouré et l’accès aux grandes routes commerciales transsahariennes), Kangaba demeura un sanctuaire dynastique.

Elle joua ce rôle en particulier lors des périodes de crise ou de transition dynastique. Plusieurs souverains, confrontés à des troubles ou à la perte de légitimité, se repliaient à Kangaba pour s’y faire réinvestir symboliquement ou chercher la bénédiction des anciens. Elle conserva aussi une fonction cérémonielle, notamment pour les rites de succession et de purification.

Enfin, Kangaba représente aujourd’hui un haut lieu de mémoire pour les peuples du Mandé. Elle continue d’être associée aux grands mythes fondateurs et à la mémoire du règne de Soundjata Keita, perçu comme le garant de l’unité, de la justice sociale et de la souveraineté africaine face à la fragmentation politique des royaumes.

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II. Niani : capitale impériale et centre du pouvoir

Située dans l’actuelle préfecture de Kouroussa, en Haute-Guinée, Niani s’impose comme la capitale la plus emblématique de l’Empire du Mali à son apogée, notamment sous le règne de Mansa Moussa (1312-1337). Alors que Kangaba incarne les origines mythiques et le socle spirituel de l’Empire, Niani en représente le déploiement concret, l’organisation impériale à son sommet.

La ville est décrite avec une précision rare par Ibn Battûta, grand voyageur marocain, qui y séjourna entre 1352 et 1353. Il en fait le portrait d’un centre raffiné et bien gouverné :

 

« Une ville bien organisée où la justice est rendue avec équité. »

Cette observation est corroborée par des éléments matériels issus de plusieurs campagnes archéologiques, notamment celles dirigées entre les années 1960 et 1980 par Djibril Tamsir Niane et l’équipe de l’IFAN (Institut Fondamental d’Afrique Noire). Ces travaux ont permis de révéler une trame urbaine cohérente et organisée, comprenant :

  • des fondations de bâtiments en banco, suggérant une architecture planifiée à base de matériaux locaux,

  • des outils métalliques et artefacts témoignant d’un artisanat de haut niveau, probablement lié à la cour impériale,

  • des fragments de dirhams arabes, indiquant une insertion directe de la ville dans le réseau commercial islamique transsaharien,

  • des vestiges de mosquées construites selon un plan soudano-sahélien, confirmant le rôle religieux et islamique de la ville.

Niani occupait une position stratégique exceptionnelle, sur la rive gauche du fleuve Sankarani, affluent du Niger. Ce site la plaçait à la croisée de plusieurs routes commerciales vitales : l’axe de l’or du Bouré, les pistes caravanières en direction du Sahara, ainsi que les voies fluviales menant vers Djenné, Gao et Tombouctou. Grâce à cet emplacement, elle devint non seulement un carrefour d’échanges, mais aussi un centre d’administration impériale, structuré autour du trésor royal, de juridictions islamiques et de quartiers spécialisés.

En tant que capitale, Niani centralisait le pouvoir politique, abritant la cour impériale, les scribes, les conseillers, et des représentants des différentes provinces. Le modèle de gouvernement qui s’y exerçait était fondé sur une synthèse entre les principes du Mandé (Kurukan Fuga) et l’apport des lettrés musulmans formés dans les centres savants sahéliens. C’est dans cette ville que le prestige impérial du Mali s’est affirmé auprès des puissances voisines, comme en témoignent les récits des géographes arabes Al-Umari ou Al-Maqrizi, qui relatent les ambassades reçues par Mansa Moussa et la gestion rigoureuse de l’État.

 

« Niani fut le cœur battant du Mâli impérial, au même titre que Rome l’était pour l’Empire romain. »
(Niane, 1975, p. 93)

Niani symbolise ainsi l’union harmonieuse entre tradition mandingue et islamisation politique, entre puissance économique et culture de la justice. Elle fut la vitrine d’un empire cosmopolite et respecté, dont les institutions rayonnaient jusqu’aux confins du monde musulman médiéval.

Même si, au fil des siècles, les troubles politiques et l’éclatement de l’Empire conduisirent à son déclin, la mémoire de Niani reste vivace dans les traditions orales mandingues. Elle incarne, dans l’imaginaire collectif, la grandeur d’un empire qui a su conjuguer administration, commerce, foi et rayonnement intellectuel.

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III. Dakadjalan, Kouroussa, Diaghan et autres capitales provisoires : un pouvoir en mouvement

Contrairement à une vision figée du pouvoir impérial, l’Empire du Mali, à l’instar de nombreuses structures politiques africaines précoloniales, reposait sur une mobilité stratégique du centre de décision. Si Niani constituait le cœur politique et administratif de l’empire, celui-ci s’appuyait également sur un réseau de résidences secondaires et de centres régionaux que l’on peut qualifier de capitales provisoires ou saisonnières.

Parmi ces sites, Dakadjalan occupe une place particulière dans la mémoire historique mandingue. Située dans les environs de Kangaba, cette cité est associée à la jeunesse initiatique de Soundjata Keita. Selon la tradition orale, rapportée par les djeli (griots), c’est à Dakadjalan que le futur fondateur de l’empire aurait reçu l’enseignement des anciens, les secrets du pouvoir, et les alliances spirituelles qui allaient nourrir sa quête impériale. Le site est donc sacralisé non seulement comme un lieu de passage et de formation, mais comme une matrice du leadership impérial.

« Dakadjalan, c’est là où Soundjata a appris à devenir roi, à lire les signes du destin et à écouter les voix des anciens. »

(Tradition orale mandingue)

De manière plus large, les villes telles que Kouroussa, Diaghan, Siby ou encore Dougou servaient de bases logistiques pour les déplacements de l’empereur (Mansa) et de sa cour, notamment lors de campagnes militaires, de tournées d’inspection ou de grandes cérémonies religieuses. Ces villes jouaient un rôle de relais du pouvoir, où s’établissait temporairement le centre de commandement. À chaque déplacement, le Mansa était accompagné d’un cortège structuré : les djâtigui (maîtres de cérémonie et hôtes officiels), les marabouts, les conseillers, les généraux et les gardiens du fétiche impérial.

« Les empereurs Keita se déplaçaient avec leurs djatigui, marabouts et chefs de guerre, installant le pouvoir là où il était requis. » (Conrad, 1994)

Cette forme de gouvernement semi-itinérant assurait plusieurs fonctions complémentaires :

  • Elle permettait d’exercer une présence directe sur les régions éloignées, consolidant l’autorité impériale dans les provinces ;

  • Elle facilitait la mobilisation rapide des armées en cas de menaces ou de rébellions ;

  • Elle renforçait le lien rituel entre le souverain et les territoires sacrés du Mandé, où se célébraient les rites d’alliance, de purification ou d’initiation ;

  • Elle permettait aussi une gestion souple du calendrier islamique et des fêtes traditionnelles, en fonction des contextes agricoles, religieux ou climatiques.

Ces capitales alternatives étaient parfois érigées autour de grands campements impériaux, faits de tentes somptueuses, de palais temporaires en banco et de lieux de prière mobiles. Leur architecture était adaptée à l’environnement et souvent éphémère, ce qui explique la rareté des traces archéologiques en dehors de quelques fragments de céramique, restes de fours ou fondations isolées.

La mémoire de ces capitales mouvantes reste préservée par les traditions orales, souvent moins connues que celles de Niani ou Kangaba, mais tout aussi essentielles à la compréhension de la souplesse politique et symbolique du pouvoir malien. Elle révèle une vision du pouvoir non territorialisée, enracinée dans les hommes, les symboles et les alliances, plus que dans une capitale unique.

En somme, le modèle impérial malien reposait sur une centralité dynamique, où la ville ne suffisait pas à incarner le pouvoir : celui-ci se déplaçait avec le Mansa, ses signes sacrés, et son entourage. Ce système faisait du Mali un empire organique, capable d’adaptation, de rayonnement régional, et de résilience en période de crise.

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IV. Kangaba : ultime capitale et sanctuaire de la mémoire impériale

Située dans la région actuelle de Koulikoro, au sud-ouest du Mali, Kangaba incarne la dernière capitale historique de l’Empire du Mali. Elle marque la fin d’un cycle impérial et l’ancrage d’un pouvoir désormais plus symbolique, rituel et lignager, après les siècles de rayonnement militaire et économique que connut l’empire depuis ses capitales précédentes, telles que Niani.

Le déclin progressif de Niani, scellé brutalement par le sac de la ville par les armées du royaume bambara de Ségou en 1670, obligea les autorités impériales à se replier vers le Mandé profond, berceau originel de la dynastie des Keita. C’est ainsi que Kangaba, ville ancienne déjà importante à l’époque de Soundjata Keita, retrouva une place centrale, non pas tant par sa puissance matérielle, mais par sa valeur symbolique et mémorielle.

Ce retour aux sources ne fut pas un simple refuge stratégique. Il s’agissait d’une réaffirmation identitaire, d’un recentrage du pouvoir sur ses fondations spirituelles et culturelles. Dans un contexte de fragmentation politique, les Keita conservèrent leur autorité en se repliant sur un noyau de traditions orales, de liens sacrés et de continuités dynastiques. Kangaba devint le cœur rituel et généalogique de l’Empire du Mali, perpétuant la légitimité impériale malgré la perte de territoires.

Parmi les lieux les plus emblématiques de cette continuité, le Kamablon occupe une place unique. Cette case à palabres circulaire, édifiée en 1653 en banco, n’est pas seulement un édifice traditionnel : elle est le théâtre d’un rituel cyclique hautement symbolique. Tous les sept ans, une cérémonie de reconstruction du Kamablon réunit les lignages royaux, les griots (djéliw), les chefs coutumiers et les notables du Mandé. Ce moment solennel, à la fois politique et spirituel, consacre l’alliance entre la mémoire, la parole, et la légitimité.

« Le Kamablon n’est pas seulement une case : c’est la mémoire vivante du Mandé. À travers sa reconstruction, on reconstruit l’ordre ancien, on rappelle la promesse de Soundjata. »

(Témoignage de griot recueilli par l’UNESCO, 2009)

Inscrite sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO en 2009, cette cérémonie témoigne de la capacité de l’élite impériale à transformer la perte de pouvoir matériel en pouvoir mémoriel et rituel, assurant ainsi la résilience de l’identité impériale au fil des siècles.

Kangaba est donc plus qu’une capitale de repli : elle est devenue un sanctuaire dynastique, un conservatoire vivant où se croisent l’histoire impériale, la tradition orale et la spiritualité mandingue. Elle illustre la manière dont les institutions africaines précoloniales surent s’adapter aux ruptures historiques, en s’appuyant sur des mécanismes symboliques puissants pour maintenir la continuité d’un ordre sacré, même après l’effondrement de ses structures politiques.

Ainsi, Kangaba prolonge l’Empire du Mali au-delà de sa chute, en le transformant en mémoire incarnée, en filiation vivante, et en territoire de légitimation pour ceux qui, aujourd’hui encore, s’en réclament.

Conclusion : Une pluralité capitale pour une souveraineté d’envergure

L’Empire du Mali ne se résume pas à une capitale unique, figée dans le temps ou l’espace. Au contraire, il se distingue par une multiplicité de centres politiques, spirituels et logistiques, qui reflètent la richesse et la complexité de son organisation impériale. Cette diversité géographique fut l’expression d’une souveraineté malléable, capable de s’adapter aux cycles dynastiques, aux flux commerciaux, aux périls militaires et aux exigences rituelles.

Niani, capitale de l’apogée impériale, structurée, cosmopolite et décrite par les voyageurs arabes comme un centre rayonnant de civilisation, incarne le pouvoir organisé et la centralité politique. Mais ce pouvoir ne saurait se comprendre sans Kangaba, berceau mémoriel, capitale d’origine et de repli, là où la légitimité prend racine dans la tradition orale, le lignage et les rituels ancestraux.

Entre ces deux pôles gravitent des capitales saisonnières ou itinérantes — Dakadjalan, Kouroussa, Diaghan — qui démontrent une capacité unique à délocaliser le pouvoir sans en altérer la légitimité. Ce modèle de gouvernance souple, fondé sur un équilibre entre centre et périphérie, est l’un des fondements de la résilience impériale mandingue.

« Gouverner, pour les Keita, ce n’était pas dominer un lieu fixe, mais incarner un ordre sacré capable de se déplacer avec la caravane, le griot, le marabout et le sabre. »

Loin d’un pouvoir autoritaire centralisé, l’organisation mandingue repose sur une intelligence territoriale qui articule la parole (djeliya), la foi (islam sunnite et traditions), la mémoire (rituels lignagers), et la mobilité stratégique. C’est ce tissage complexe entre institutions visibles et fondations invisibles qui fit de l’Empire du Mali un modèle unique dans l’histoire mondiale.

À travers cette pluralité capitale, le Mandé impérial incarne une forme d’universalité enracinée : un empire sans muraille, où la royauté se conjugue avec l’oralité, la tradition avec l’adaptation, et la grandeur avec la fidélité à une origine sacrée.

 

Bibliographie sélective

  • Ibn Battûta. Rihla (1353), trad. C. Defrémery & B. Sanguinetti.

  • Niane, D. T. (1975). Recherches sur l’Empire du Mali. IFAN.

  • Levtzion, N. (1973). Ancient Ghana and Mali. Methuen.

  • Cissé, Y. T., & Kamissoko, W. (1991). La grande geste du Mali. Karthala.

  • Conrad, D. C. (1994). Epic Ancestors of the Sunjata Era. Journal of African History.

  • Tandia, A. (2002). Mémoire impériale et enjeux identitaires dans le Mandé. Université de Bamako.

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